Mais que sait-on de sa vie, au-delà du fameux discours « I have a dream » ? Jetons ensemble à tête reposée un coup d’œil.
Le 3 avril 1968, à Memphis Tennessee, Martin Luther King prononce un discours prémonitoire : « Comme tout le monde, j’aimerais vivre longtemps encore […] mais cela m’est égal maintenant […] car j’ai vu la Terre promise. Mais je ne l’atteindrai peut-être pas. Mais je veux que vous sachiez que nous, en tant que peuple, atteindrons la Terre promise. Et je suis heureux ce soir. » Le lendemain, en fin d’après-midi, alors qu’il bavarde avec ses collaborateurs au balcon du motel Lorraine, un établissement miteux du centre-ville de la capitale du blues, un coup de feu claque. King s’effondre, la nuque brisée. Il meurt une heure plus tard à l’hôpital Saint-Joseph. L’autopsie indiquera que son coeur, épuisé par treize ans de combat pour les droits civiques*, ressemblait à celui d’un homme de 60 ans, lui qui n’en avait que 39.
Alors que de son vivant King a subi les assauts de critiques virulents, que même certains de ses collaborateurs les plus loyaux se sont éloignés dans les derniers temps, King mort rassemble la nation américaine. Le 9 avril 1968, 300 000 personnes assistent à ses funérailles à Atlanta Géorgie – sa ville natale – , lors d’une journée de deuil national. Les drapeaux sont en berne, tandis que des émeutes de colère et de désespoir éclatent dans les ghettos noirs de plus de 100 villes, faisant 46 victimes.
Récipiendaire du prix Nobel de la paix, Martin Luther King est aussi le seul Américain, avec George Washington, à être commémoré, chaque année, par un jour férié le troisième lundi de janvier, et sa mémoire est honorée à travers le monde. Pourtant, que sait-on de sa vie, au-delà du fameux discours « I have a dream » ? Au-delà de la légende consensuelle et des honneurs post mortem sous lesquels son histoire disparaît ? Retour sur la vie, plus complexe qu’il n’y paraît, d’une grande figure du XXe siècle.
En 1929, année de naissance de King dans une famille de pasteurs noirs d’Atlanta, le sud des États-Unis est juridiquement et socialement régi par le système de la ségrégation qui sépare les « Blancs » des « gens de couleur » dans tous les secteurs de la vie sociale cf. p. 41 .
L’Église est une affaire de famille chez les King : sa mère, Alberta, joue comme organiste dans l’église baptiste d’Ebenezer, à Atlanta, où son propre père officie comme pasteur. Le père de King, Michael – il changera de nom dans les années 1930, préférant celui, plus respectable, de « Martin Luther » -, d’origine rurale modeste, a débuté comme pasteur dans de petites églises des environs d’Atlanta, avant d’épouser Alberta Williams en 1926 et de remplacer son beau-père à la tête de l’église d’Ebenezer en 1932.
Depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, lorsque les esclaves se sont massivement convertis au christianisme, les pasteurs noirs jouent un rôle important dans les communautés afro-américaines. Pendant l’esclavage, l’Église noire, appelée « Église invisible », était quasi clandestine puisque les esclaves avaient interdiction de se réunir indépendamment de leur maître. Les prêcheurs esclaves, souvent illettrés et peu au fait de la théologie, disaient la messe la nuit ou le dimanche, dans des lieux isolés.
Après la guerre de Sécession 1861-1865, les pasteurs conservèrent leur place éminente : ils représentaient leurs fidèles auprès des autorités, organisaient souvent la résistance à la ségrégation, fournissaient des services d’assistance aux pauvres, géraient des orphelinats et des écoles… Ils choisissaient dans la parole biblique des messages de délivrance, comme le récit de Moïse menant son peuple vers la Terre promise, plutôt que la litanie, habituelle chez les Américains protestants, de la dénonciation de l’immoralité des hommes. Aux sermons d’obéissance, ils préféraient donc les paroles de compassion et la promesse d’une délivrance prochaine. Les services religieux faisaient appel à l’émotion, exprimée par la danse et la musique et permettant d’établir un lien personnel avec Dieu, considéré comme un libérateur et un ami.
Depuis la fin du XIXe siècle, les Églises noires sont regroupées en associations nationales dont les plus importantes sont l’African Methodist Episcopal Church et, surtout, la National Baptist Convention, dont le père de King est un dignitaire. Celui-ci est un pasteur noir baptiste typique : bon orateur, mais aussi chef communautaire organisant des soupes populaires pendant la Grande Dépression ou mobilisant ses ouailles pour obtenir le droit de vote.
Comme tous les enfants mâles de la bourgeoisie noire locale, Martin Luther King est élève au Morehouse College d’Atlanta ; il a deux ans d’avance. Il songe alors à une carrière de juriste, tout en se faisant connaître par son caractère aimable et son peu d’appétence pour la religion : lorsqu’un de ses camarades apprend qu’il a décidé de devenir pasteur, il s’esclaffe tant la nouvelle lui paraît incroyable !
Pourtant, en 1948, son diplôme en poche, il entre au séminaire de Crozer Pennsylvanie. Ce séjour à Crozer le transforme en étudiant acharné. Peut-être, suggère son biographe Taylor Branch, parce que, pour la première fois de sa vie, il a affaire à des condisciples blancs et qu’il entend les dépasser1. King s’initie alors à l’évangélisme social, lit Gandhi. Il est déjà réputé parmi les étudiants pour l’éloquence de ses sermons, qu’il perfectionne au moyen de cours d’art oratoire ; il apprend à scander ses discours avec ses mains, à poser sa voix.
En 1951, il s’engage dans des études de doctorat de théologie à Boston University : choix pour le moins inhabituel. Les pasteurs noirs docteurs sont rarissimes et peu appréciés : ils seraient, de par leur éducation, trop abstraits pour attirer les fidèles. Mais King envisage sans déplaisir une carrière universitaire au cas où aucune église ne voudrait de lui. En juin 1953, il épouse Coretta Scott, qui jouera un rôle discret, mais essentiel dans le mouvement pour les droits civiques.
L’occasion d’un pastorat se présente cependant à King en mai 1954 : il accepte alors de diriger l’église baptiste de Dexter, à Montgomery, capitale de l’Alabama où il restera jusqu’en 1960, date à laquelle il fut nommé à l’église d’Ebenezer. Cet engagement intervient deux semaines après que la Cour suprême a rendu l’arrêt Brown v. Board of Education, le 17 mai 1954 : celui-ci déclare anticonstitutionnelle la ségrégation dans les écoles publiques. King commence ainsi sa carrière de pasteur au moment où s’amorcent les plus grands bouleversements politiques qu’ont connus les États-Unis depuis la guerre de Sécession.
Tout occupé à réorganiser son église et à écrire ses sermons, King termine sa thèse en hâte ; à tel point qu’il plagie des passages d’autres travaux, comme l’a récemment révélé l’historien Clayborne Carson, éditeur des archives King aux presses universitaires de l’université Stanford2 ! Au fond, King n’est ni un théologien important ni un intellectuel créatif. Mais il possède d’autres qualités propres aux grands pasteurs et aux grands politiques : le talent oratoire, l’opiniâtreté, le sens tactique, et aussi, sans doute, la capacité à comprendre précocement son rôle historique. Ce rôle, il a bientôt l’occasion de le faire valoir.
Depuis quelques années, les militants de la National Association for the Advancement of Colored People NAACP3 ont mis au point une stratégie pour lutter, au cas par cas, contre la ségrégation* : il s’agit de provoquer une arrestation pour déclencher un procès, puis de faire appel, en espérant que la Cour suprême finira par déclarer inconstitutionnelle la ségrégation dans le lieu concerné école, transports, etc.. La démarche a été couronnée de succès en 1946, lorsque la Cour suprême a rendu illégale la ségrégation dans les bus voyageant d’État à État. C’est cette tactique également qui a conduit à l’arrêt Brown en 1954.
Il s’agit cette fois-ci, par le même stratagème, de mettre fin à la ségrégation dans les bus locaux du Sud. Rosa Parks, couturière noire d’une quarantaine d’années, militante de la NAACP, accepte de lancer la contestation à Montgomery, dans l’Alabama. Le 1er décembre 1955, elle refuse de laisser sa place dans un bus à un voyageur blanc. Le conducteur menace d’appeler la police : « Ne vous gênez pas » , répond-elle. Elle est arrêtée sur-le-champ. Dans les jours qui suivent, les Noirs de Montgomery entament le boycott* de la compagnie de bus. L’arme du boycott n’est pas nouvelle. Elle a déjà été utilisée dans le Sud, par exemple lorsqu’en 1952 le militant Theodore Howard a appelé à ne plus fréquenter les stations-service du Mississippi, qui refusaient aux Noirs l’accès de leurs toilettes. Howard a ensuite sillonné la région pour populariser ce moyen d’action plus radical que les méthodes juridiques de la NAACP. Il est même venu discourir à Montgomery quelques jours avant l’arrestation de Parks.
Au cas où le boycott durerait, les militants créent la Montgomery Improvement Association MIA pour encourager l’entraide entre les passagers noirs. Or, King, homme neuf et qui ne connaît pas encore d’ennemis, est choisi par le chef local de la NAACP, Edgar D. Nixon, et par l’influent pasteur Ralph Abernathy, pour diriger la MIA.
« Si nous avons tort , déclare King, lors d’un meeting dans une église du centre de Montgomery, alors c’est Dieu tout-puissant qui a tortet#8194;! Si nous avons tort, alors, la justice n’est qu’un mensongeet#8194;! » La foule est enthousiaste. Un orateur est né, avec son lyrisme caractéristique, truffé de métaphores bibliques. Le boycott de Montgomery durera trois cent quatre-vingt-un jours… Plus d’un an sans transports publics ! Un système de covoiturage est mis en place avec les automobilistes et les chauffeurs de taxis volontaires, tandis que beaucoup de gens vont à bicyclette, en carriole à mule, ou simplement à pied sur des kilomètres, de leur domicile à leur lieu de travail. Une collecte de chaussures est organisée par les églises noires de tout le pays…
La compagnie de bus, dont les véhicules circulent presque à vide, se trouve au bord de la faillite. Plusieurs Blancs de la ville, furieux, rejoignent le Ku Klux Klan et le White Citizens’ Council, une organisation fondée en 1954, en principe moins violente que le Klan, mais tout aussi raciste. Des cocktails Molotov et des bâtons de dynamite sont jetés sur les maisons de King et d’Abernathy ainsi que sur des églises.
King est emprisonné deux semaines à des fins d’intimidation. Le pays tout entier tourne ses yeux vers Montgomery, et le pasteur devient une personnalité nationale. Lors de ses voyages dans le Nord pour lever des fonds, des foules se déplacent pour l’entendre. Décriée au début par des caciques de la NAACP, qui se méfient des actions militantes de masse au motif qu’elles risquent d’entraîner une réaction violente des extrémistes blancs, la mobilisation des Noirs par le boycott est couronnée de succès : en novembre 1956, la Cour suprême autorise les passagers noirs à s’asseoir où ils veulent dans les transports en commun du pays. Ce qui a commencé comme une action judiciaire s’est transformé en mouvement populaire et non violent. En cela, le boycott des bus de Montgomery est fondateur du mouvement pour les droits civiques. En outre, un homme politique est né.
Cependant, les dirigeants de la NAACP voient d’un mauvais oeil l’irruption de King sur la scène publique. L’un d’eux, Thurgood Marshall, le considère comme un « agitateur irresponsable » . Mais le vent a tourné : la résistance raciste empêche l’application des décisions de la Cour suprême. Ainsi, en 1957, à Little Rock, dans l’Arkansas, le gouverneur Orval Faubus mobilise la garde nationale et fait fermer les écoles publiques plutôt que d’accepter la déségrégation des établissements scolaires. Vers 1960, moins de 1 % des enfants noirs du Sud sont scolarisés dans des écoles intégrées. « La ségrégation aujourd’hui, la ségrégation demain, la ségrégation pour toujours ! » peut s’exclamer George Wallace, gouverneur de l’Alabama.
La nouvelle génération de militants noirs doit donc trouver d’autres moyens d’action si elle veut abattre la ségrégation et conquérir le droit de vote. En février 1960, une vague de sit-in, inspirée des méthodes de Gandhi en Inde, commence à Greensboro, en Caroline du Nord. Quatre étudiants noirs s’assoient dans la cafétéria d’un magasin Woolworth réservée aux Blancs. Les serveuses – noires – sont embarrassées, mais personne n’ose les expulser. Le lendemain, les protestataires sont 19 ; 85 le surlendemain. Puis les sit-in s’étendent à toute la région.
Autre moyen d’action : les freedom rides * « voyages de la liberté » qui consistent à faire voyager dans les États du Sud, en bus, des jeunes Noirs et Blancs, les riders, qui apportent leur soutien à la population noire et testent les lois de ségrégation. Le premier bus des freedom rides quitte Washington pour La Nouvelle-Orléans le 4 mai 1961 : le trajet est émaillé de violences, les Blancs racistes et les autorités entendant mettre fin à cette provocation. Le 13 mai, King accueille les riders à Atlanta et leur recommande de ne pas traverser l’Alabama. Peine perdue. Le lendemain, près de la petite ville d’Anniston, une foule vociférante met le feu au bus et tente de bloquer ses portes pour que les voyageurs soient brûlés vifs. Un policier les fait sortir in extremis et empêche leur lynchage.
Les rescapés, parvenus à Birmingham, sont attaqués par des membres du Klan. Plusieurs d’entre eux sont hospitalisés, avant d’être chassés en pleine nuit par les médecins qui craignent l’irruption de la foule manifestant à l’extérieur… Les riders blancs , considérés comme des traîtres à leur race, sont particulièrement visés. Les militants trouvent finalement abri dans une église noire. Leur vie est clairement en danger : le voyage doit s’interrompre. Mais d’autres sont organisés, de nouveaux riders prenant le relais de celles et ceux qui sont jetés en prison, suscitant à chaque fois des vocations.
Les résultats des freedom rides sont multiples. D’abord, le courage de ces quelque 450 jeunes militants prêts à mettre leur vie en péril galvanise les Noirs du Sud, notamment ceux des petites villes et des campagnes traversées par les riders 4. Ensuite, les riders contraignent le gouvernement fédéral à intervenir, lui qui restait si pusillanime. Jusqu’alors en effet, le pouvoir exécutif américain tergiversait pour déségréguer le Sud. Ainsi, le président Eisenhower, sceptique quant à la possibilité de changer la situation, n’avait consenti qu’en juin 1958 à rencontrer Martin Luther King, après que l’armée avait dû intervenir à Little Rock pour imposer la réouverture des écoles publiques.
Élu en 1960, John Fitzgerald Kennedy est personnellement favorable à la déségrégation. Lui et son frère Robert, au ministère de la Justice, interviennent fermement en faveur des droits civiques – surtout Robert, d’ailleurs, qui a persuadé John que ceux-ci constituent une priorité du mandat présidentiel. En 1961, l’Attorney General exprime la position officielle de l’administration : « Je pense que la décision de déségréguer les écoles publiques était la bonne. Mais mon avis n’a pas d’importance. C’est la loi. Certains pensent que c’était une mauvaise décision. Peu importe. C’est la loi. » A l’été 1961, il exige que les gares routières soient déségréguées et mobilise la garde nationale pour escorter les bus des riders.
Le troisième effet des freedom rides est de révéler à tous les Américains la violence des partisans de la ségrégation, par l’intermédiaire de la télévision naissante. Car le mouvement pour les droits civiques est aussi une bataille de communication. Et ça, Martin Luther King l’a compris le premier. Les méthodes d’action, les lieux d’intervention sont choisis pour bénéficier du plus grand retentissement médiatique possible. Mais le succès n’est pas toujours au rendez-vous.
Ainsi en 1961 à Albany, une petite ville tranquille de Géorgie où un groupe très actif de militants organise, à partir de l’été, des manifestations, des sit-in, des boycotts : le but est de mobiliser la population noire et de pousser les autorités locales à intervenir brutalement, ce qui attirerait l’attention des médias et pousserait le gouvernement à réagir.
King arrive à Albany en décembre pour évaluer la situation et donner des conseils. Mais le chef de la police, Laurie Pritchett, a compris qu’il doit éviter les confrontations violentes ainsi que le regroupement des militants arrêtés dans la même prison. En outre, les manifestants commettent l’erreur de protester trop généralement contre la ségrégation, sans choisir un lieu ou une institution précise qui cristalliserait les énergies. Et puis des divisions se font jour entre les jeunes Noirs radicaux, qui veulent en découdre avec la police, et King, qui tient aux principes de non-violence. Le mouvement s’étiole peu à peu. Mais la leçon d’Albany : déterminer un objectif précis pour garantir l’efficacité de la contestation est retenue pour la suite.
L’attention du pasteur se déplace alors vers Birmingham, dans l’Alabama voisin. King s’y rend au printemps 1963, à la demande d’un pasteur local, Fred Shuttleworth, militant des droits civiques, qui a échappé à plusieurs attentats du Ku Klux Klan*. Ensemble, ils mettent au point le projet « C » comme « Confrontation » visant à exposer crûment la violence de la police locale, et en particulier de son chef, « Bull » O’ Connor. Une manifestation réunissant des hommes, des femmes et des enfants est organisée contre laquelle les forces de l’ordre utilisent des lances à eau redoutables 50 kilogrammes de pression par centimètre carré, des gaz lacrymogènes, des chiens d’attaque.
Le spectacle des manifestants lacérés par les crocs des chiens et culbutés par les jets d’eau fait le tour du monde. Plus de 3 000 personnes sont emprisonnées, parmi lesquelles Martin Luther King. C’est lors de ce séjour en prison que le pasteur écrit sa fameuse « Lettre de la prison de Birmingham », où il affirme la nécessité de la désobéissance civique et des actions de protestation non violentes, aux résultats sans doute plus rapides que les décisions juridiques ou législatives : « Pendant des années j’ai entendu le mot «attendez», mais c’est un mot qui signifie «jamais». […] Nous attendons depuis plus de trois cent quarante ans… il y a un moment où la patience est à bout, et où les hommes ne veulent plus vivre dans les abysses du désespoir. »
Les violences de Birmingham se solderont, le 15 septembre 1963, par la mort de quatre adolescentes dans un attentat perpétré par des membres du Klan dans une église baptiste connue pour être un centre actif du mouvement des droits civiques ; deux autres jeunes de 13 et 16 ans seront tués, à leur tour, par la police, lors de la manifestation de protestation qui suivra.
Mais Martin Luther King se trouve déjà sur d’autres fronts. A l’été 1963, une grande manifestation pour les droits civiques est prévue à Washington. Tous les militants ne s’accordent pas sur son objectif. S’agit-il de soutenir Kennedy face aux démocrates sudistes du Congrès les partisans les plus acharnés de la ségrégation, comme le souhaitent les plus modérés, ou de dénoncer la mollesse de l’administration fédérale, comme l’entendent les plus radicauxet#8194;? Pour King, cette marche doit servir à présenter devant la Maison-Blanche les revendications des Noirs et démontrer la popularité nationale du mouvement. Et puis Washington est alors une ville très sudiste, avec une majorité noire vivant dans des conditions de pauvreté sordide, soumis à une très dure ségrégation.
En prévision de l’événement, les télévisions ont installé plus de caméras que pour l’inauguration officielle du président. Dans la matinée du 28 août, une myriade de bus, d’automobiles et de trains convergent vers la capitale, déversant sur les pelouses du mall plus de 250 000 personnes venues de tout le pays. Dans la moiteur de la fin d’après-midi, après d’autres orateurs, King prend enfin la parole.
Avec ses intonations caractéristiques, il dénonce l’oppression, promet de continuer la lutte jusqu’à la victoire, affirme que les Noirs ne seront pas satisfaits tant qu’on les parquera dans des ghettos sans espoir, demande que justice passe. Le discours est écrit, bien écrit même, mais pas inoubliable. Cependant, une fois sa lecture achevée, King se lance dans une improvisation à la rhétorique typique des sermons des églises baptistes noires, notamment par l’utilisation de l’anaphore, c’est-à-dire la répétition d’un mot ou d’un groupe de mots :
« I have a dream » est répété huit fois, « let freedom ring » « que la liberté résonne » quatre ; à chaque fois, la foule approuve en criant « Amenet#8194;! » cf. p. 43 .
Ce discours ne met pas fin au racisme ni à la pauvreté ; il n’empêchera pas les ghettos d’exploser et les partisans de la ségrégation de dynamiter les églises et de brûler des croix enflammées. Mais il transforme une manifestation en événement historique par le rappel des idéaux de justice et d’égalité, par la demande que la couleur de peau ne soit pas un handicap ou un malheur aux États-Unis. Exactement un siècle plus tôt, Lincoln avait prononcé son discours d’abolition de l’esclavage sur le champ de bataille de Gettysburg. Le discours de King lui fait écho, et se hisse à son niveau.
Dans la foulée du discours de Washington, le magazine Time fait de King son « homme de l’année » pour 1963. Surtout, le prix Nobel de la paix lui est attribué l’année suivante. La place centrale de King dans le mouvement des droits civiques est reconnue par tous.
Dans son discours de remerciement à l’université d’Oslo, le 11 décembre 1964, King suggérera que le prix lui a été attribué pour saluer la méthode de la non-violence*, et il élargira son propos aux questions de pauvreté : « Les nations opulentes doivent faire leur possible pour combler le gouffre entre la minorité riche et la majorité pauvre. » Mais King, tenté de « rester au sommet de la montagne » , affirme aussi qu’il doit « retourner dans la vallée, une vallée où des milliers de Noirs sont brutalisés, intimidés, et parfois tués dès qu’ils tentent de s’inscrire sur les listes électorales pour exercer leur droit de vote5 » .
Dans la « vallée », King y est retourné dès les premiers mois de 1965. Il s’agit en effet d’oeuvrer pour que partout les Noirs puissent s’inscrire normalement sur les listes électorales. Ainsi à Selma, dans l’Alabama, seuls 1 % des habitants noirs peuvent voter, la commission d’inscription n’ouvrant ses portes que deux jours par mois, selon des horaires imprévisibles… En 1965, trois marches de protestation sont organisées, de Selma à Montgomery, à 80 kilomètres. La première, le 7 mars, est bloquée par la police sur un pont enjambant la rivière Alabama : 17 marcheurs sont blessés, certains gravement, au cours de cette journée passée à la postérité sous le nom de « Bloody Sunday » « dimanche sanglant ». La deuxième marche, deux jours plus tard, menée par King, rebrousse chemin pour éviter une nouvelle confrontation. La troisième marche intervient le 19 mars 1965. King en est. Le cortège est immense sur la route nationale 80 qui rejoind Montgomery, essuyant sur son passage insultes et coups.
Les événements de Selma, après ceux de Birmingham et le discours de Washington, émeuvent l’Amérique tout entière. Alors que la loi en faveur des droits civiques, qui rend illégale la ségrégation dans les lieux publics, a été votée en juillet 1964 elle avait été proposée en juin 1963 par Kennedy, le président Johnson signe enfin la loi sur le droit de vote en juillet 1965 : elle interdit tous les stratagèmes juridiques pour empêcher les Noirs d’en bénéficier.
Incontestablement, ces mobilisations s’étaient révélées indispensables à l’obtention des droits civiques. Aux yeux des historiens en effet, il est clair que sans la mobilisation populaire pour les droits civiques et sa couverture par les médias, qui obligèrent le pouvoir politique à intervenir, la ségrégation serait restée en place. C’est ce que King comprit le premier : des manifestations non violentes constituaient le moyen le plus efficace pour abattre la citadelle « Jim Crow ».
King peut dès lors tourner son attention vers d’autres problèmes, au-delà du Sud. Il s’intéresse d’abord à la situation dans le nord des États-Unis. Depuis la Première Guerre mondiale, des milliers de Noirs du Sud ont migré vers les grands centres urbains du Nord où, en principe, leurs droits civiques étaient respectés. Chicago est ainsi devenu la « capitale noire » des États-Unis. Mais, si la ségrégation n’y existe pas en droit, elle est appliquée de fait : à Chicago comme à New York, Detroit ou d’autres mégapoles, les Noirs vivent dans des quartiers réservés, ghettos d’où ils ne peuvent sortir et où la misère se trouve concentrée. C’est à cette ségrégation spatiale que King tente désormais de s’attaquer cf. Andrew Diamond, p. 50 . Mais fin 1966, il quitte Chicago sans avoir réussi à améliorer la situation. Le séjour à Chicago accentue la dimension de classe dans l’analyse par le pasteur des inégalités en Amérique. En 1967 et 1968, son discours politique se gauchise : King dénonce les méfaits du capitalisme et souhaite même que les États-Unis se dirigent vers une forme de « socialisme démocratique ». Tout en condamnant le communisme, matérialiste et dictatorial, il exprime des idées qui le placent à gauche du Parti démocrate et l’isolent des élites politiques. En outre, son opposition à la guerre du Vietnam, exprimée mezzo voce dès 1965, puis vigoureusement à partir de 1967, lui aliène le gouvernement et attise les soupçons du FBI.
Le point culminant de l’évolution politique de King est la Poor People’s Campaign , la « campagne des pauvres gens », lancée en 1968 afin de mobiliser les plus démunis selon les recettes éprouvées des droits civiques. Le projet consiste à faire converger les « pauvres gens » vers Washington afin de réclamer un salaire minimum, de meilleures conditions de logement, etc. Mais King ne parvient pas à entraîner avec lui les autres figures des droits civiques, qui considèrent ses demandes comme irréalistes et risquant d’entraîner, par réaction, le retour des conservateurs au pouvoir. C’est dans cette situation difficile que King se trouve, le 4 avril 1968, lorsque sa vie prend brutalement fin sur le balcon du motel Lorraine.
Cette dernière phase de la vie de King fait l’objet de moins d’attention publique et scientifique que les années de gloire qui précèdent. Elle témoigne d’un homme moins consensuel que son mythe post mortem . D’un homme de plus en plus seul et fatigué qui réfléchit à la manière d’élargir le mouvement qu’il a initié treize ans plus tôt à des questions qui ne sont plus seulement raciales, mais qui relèvent de la place des États-Unis dans le monde et des inégalités sociales produites par leur économie. Un programme sans doute trop ambitieux, eu égard à un rapport de force politique qui ne lui est pas favorable sur ces terrains-là.
Alors qu’aujourd’hui, à la veille d’une élection présidentielle décisive qui verra peut-être un Noir entrer à la Maison-Blanche, les Américains s’interrogent à nouveau sur la signification d’une guerre lointaine ainsi que sur les disparités criantes de leur société, il est permis de penser que le message de King n’a pas perdu sa pertinence.
Source : l’Histoire, le magazine de référence des passionnés de l’histoire