À quand une humanité fondée sur la justice, la paix et la tolérance ?
Le 27 janvier est la « Journée de la mémoire de l’holocauste et de la prévention des crimes contre l’humanité ». Cette journée a également pour but d’intégrer à ce travail de mémoire toutes les victimes des crimes contre l’humanité. Et d’abord, pour en revenir aux victimes de la terreur nazie, outre les communautés juives d’Europe, qui en forment la majeure partie, les populations tziganes ou encore les malades mentaux.
En quoi consiste le crime contre l’humanité ?
Le crime contre l’humanité consiste en une série de crimes particulièrement graves, tels que le meurtre, l’extermination, l’esclavage, la déportation et les persécutions, lorsqu’ils sont perpétrés contre des civils, quelle que soit leur nationalité. Bien que l’expression « crime contre l’humanité » soit mentionnée dès 1915 dans une note diplomatique au sujet du massacre des Arméniens dans l’Empire ottoman, cette notion n’a été conceptualisée et juridiquement définie qu’en 1945 dans la Charte du Tribunal militaire international de Nüremberg (art. 6(c)).
Dès lors, les bases de l’approche moderne à l’égard des « crimes contre l’humanité » étaient posées. Dans la définition du « crime contre l’humanité » donnée à Nuremberg, un lien entre ce crime et un contexte de conflit armé était requis. Cette condition a d’abord été assouplie par le Statut du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (article 5), pour inclure les contextes de conflit armé non internationaux à la définition. Puis, l’exigence d’un contexte de conflit armé a complètement disparu lors de l’adoption du Statut du Tribunal pénal international pour le Rwanda (article 3) et du Statut de Rome portant création de la Cour pénale internationale (article 7), « un crime contre l’humanité » peut donc être commis en temps de guerre comme en période de paix.
Qu’est-ce qui distingue le « crime contre l’humanité » des autres crimes ?
On distingue ce qui singularise le « crime contre l’humanité » des autres crimes: il est commis systématiquement en application d’une idéologie refusant par la contrainte à un groupe d’hommes le droit de vivre sa différence, qu’elle soit originelle ou acquise, atteignant par là même la dignité de chacun de ses membres et ce qui est de l’essence du genre humain. Traitée sans humanité, comme dans tout crime, la victime se voit en plus contestée dans sa nature humaine et rejetée de la communauté des hommes. Une seule disposition lui confère « au crime contre l’humanité » un régime « légal » particulier: il est imprescriptible, c’est-à-dire que ses auteurs peuvent être poursuivis jusqu’au dernier jour de leur vie.
Afin que les actes susmentionnés puissent constituer des « crimes contre l’humanité », ils doivent être commis « dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique », ce qui exclut les actes isolés ou fortuits. Cependant, un acte seul, s’il est commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique, peut être considéré comme un « crime contre l’humanité ». L’essentiel est que l’auteur du crime soit conscient de ce contexte d’attaque généralisée et systématique contre une population civile dans lequel il commet l’acte. Bien que les « crimes contre l’humanité » aient souvent lieu dans le cadre de politiques étatiques, en raison du niveau d’organisation requis et de l’ampleur des crimes, la définition n’exclut pas qu’ils soient également commis par d’autres entités, telles que des forces paramilitaires, des mouvements de guérilla, des organisations terroristes.
Une évolution importante a été la reconnaissance du viol comme faisant partie des actes pouvant constituer un « crime contre l’humanité » (article 5(g) du Statut du TPIY, article 3 du Statut du TPIR). Ce développement a ensuite été étendu à d’autres formes de violences sexuelles dans le Statut de Rome (article 7(g), voir ci-dessous).
L’article 7 du Statut de Rome établit une liste non-exhaustive d’actes pouvant être qualifiés de crimes contre l’humanité, lorsqu’ils sont commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique, lancée contre toute population civile, et en connaissance de cette attaque :
a. Meurtre ;
b. Extermination ;
c. Réduction en esclavage ;
d. Déportation ou transfert forcé de population ;
e. Emprisonnement ou autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international ;
f. Torture ;
g. Viol, esclavage sexuel, prostitution forcée, grossesse forcée, stérilisation forcée ou toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable ;
h. Persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste au sens du paragraphe 3, ou en fonction d’autres critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit international, en corrélation avec tout acte visé dans le présent paragraphe ou tout crime relevant de la compétence de la Cour ;
i. Disparitions forcées de personnes ;
j. Crime d’apartheid ;
k. Autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale.
Selon la Convention sur l’imprescribilité des crimes de guerre et des « crimes contre l’humanité » de 1968, ces derniers, qu’ils soient commis en temps de guerre ou en temps de paix, et tels qu’ils sont définis dans le Statut du tribunal militaire international de Nüremberg, sont imprescriptibles (article 1(b)). Cette disposition n’est toutefois contraignante que pour les États ayant ratifié la Convention. De même, le Statut de Rome prévoit que les crimes pour lesquels la Cour a compétence sont imprescriptibles, ce qui inclut les crimes contre l’humanité (article 29).
Est-ce que le génocide du Rwanda fait partie du « crime contre l’humanité » ?
Mis en place au mois de mai 1995 après sa création au mois de novembre 1994 par le Conseil de sécurité de l’ONU avec compétence pour la période allant du 1er janvier au 31 décembre 1994, le TPIR (Tribunal pénal international pour le Rwanda) fut installé à Arusha, en Tanzanie.
Dès le début, les États-Unis d’Amérique firent pression afin que l’attentat du 6 avril 1994, pourtant totalement inclus dans les limites chronologiques imparties au TPIR, soit écarté de son champ d’investigation. Avec une grande constance, tous les procureurs qui se succédèrent à la tête de ce tribunal respectèrent cette étrange exclusion. Le TPIR spécialement créé pour juger les responsables du génocide, refusa donc de rechercher les auteurs de l’acte terroriste qui en fut la cause (!).
L’insolite attitude des États-Unis pose d’autant plus problème qu’en 1995, il ne faisait alors de doute pour personne que les auteurs de l’attentat du 6 avril 1994 étaient ces « Hutu extrémistes » tant de fois dénoncés par les ONG américaines. Pourquoi les États-Unis étaient-ils donc opposés à ce que la responsabilité de ces derniers dans l’attentat qui déclencha le génocide du Rwanda soit officiellement mise en évidence par une enquête du TPIR ? La réponse à cette question est peut-être que les services de Washington savaient déjà que l’attentat n’avait pas été commis par les « Hutu extrémistes »…
En interdisant au TPIR de mener l’enquête sur l’assassinat du président Habyarimana, les Etats-Unis protégèrent donc de fait ceux qui, en détruisant en vol son avion, permirent au FPR (Front patriotique rwandais), mouvement essentiellement tutsi totalisant de 10% à 15% de la population, de s’emparer militairement d’un pouvoir que l’ethno-mathématique électorale lui interdisait de conquérir par les urnes.
Peut-on espérer une journée de la mémoire relative au génocide du Rwanda ?
Le 7 avril 2015 marque l’anniversaire du génocide perpétré contre les Tutsi et les Hutu modérés au Rwanda en 1994…. faisant environ un million de morts. En effet, le soir du 6 avril 1994, l’avion transportant deux présidents d’origine ethnique Hutu : le Président du Rwanda, Juvénal Habyarimana, et son homologue burundais, Cyprien Ntaryamira, est abattu à Kigali, alors qu’il effectuait son retour de Dar-es-Salaam (Tanzanie) où un sommet régional des Chefs d’État s’était tenu pour examiner la situation politique au Burundi et au Rwanda. La même nuit, la garde présidentielle débute les massacres visant l’extermination systématique de tous les Tutsi et les Hutu modérés, qualifiés indistinctement de complices du Front patriotique rwandais (FPR-Inkotanyi). À cette époque, le pays est déjà plongé dans une guerre civile déclenchée le 1er octobre 1990 par les troupes du FPR-Inkotanyi, un mouvement politico-militaire créé en 1987 par des Tutsi rwandais exilés dans les pays voisins fin des années 50 début des années 60, des suites de violences et de massacres ayant marqué la révolution Hutu et l’abolition de la monarchie Tutsi.
Le génocide de 1994 va être décrit comme une réaction spontanée d’autodéfense des Hutu après l’assassinat de leur président par le FPR-Inkotanyi et ses complices alors qu’en réalité, ce génocide est le résultat d’un choix politique délibéré d’un groupe d’extrémistes Hutu résolu à garder le pouvoir après une série de succès militaires et politiques du FPR-Inkotanyi. Les massacres sont commandités par ce groupe d’extrémistes Hutu, composé essentiellement de militaires, de gendarmes et de policiers, mais aussi de responsables de l’administration civile et de la milice Interahamwe créée par le parti politique du Président Habyarimana, le MRND (Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement). Un gouvernement intérimaire est installé et supervise le déroulement des massacres, nombre de ses ministres assumant un rôle de premier plan. Par le biais de la radio et de la presse sous son contrôle, ce gouvernement parvient à créer une machine propagandiste pour attiser la haine contre la communauté Tutsi et à mobiliser les Hutu à son encontre.
Cette machine réussit à répandre la haine, à déshumaniser les victimes, voire à les livrer à leurs bourreaux. Dès les premières heures de la journée du 7 avril 1994, aux quatre coins du pays, les Tutsi réalisent l’ampleur du danger qui pèse sur leur vie et nombre d’entre eux abandonnent leurs domiciles et leurs biens pour tenter de trouver refuge ailleurs. Ils prennent le chemin de l’exode vers différents lieux publics, tels que les églises, les hôpitaux, les écoles, les stades, les bureaux communaux ainsi que vers les sommets des collines et des montagnes escarpées ou les forêts et marécages. Dans certaines régions, les massacres commencent aussitôt. Dans d’autres, les tueurs attendent que les personnes visées se rassemblent en grand nombre dans les lieux de refuge.
Ainsi, le mois d’avril 1994 connaît une opération massive d’extermination systématique de centaines de milliers de Tutsi et de Hutu démocrates et pacifiques. Ce mois ainsi que les trois suivants constituent incontestablement la période la plus sombre de l’histoire du Rwanda. Des autorités politiques et militaires, qui étaient jusque-là censées protéger la population et rétablir la paix et l’ordre sur toute l’étendue du pays, s’impliquent directement dans les massacres et leurs agissements poussent des centaines de milliers de citoyens ordinaires, qui n’étaient pas directement visés, à suivre leur exemple. Mis à part son intensité, ce génocide se caractérise par son extrême atrocité : les victimes sont tuées au moyen d’outils artisanaux, notamment des machettes, devenues l’outil emblématique du génocide. Les tueurs sont pour la plupart des proches de la communauté sociale de leurs victimes, parlant la même langue, ayant la même culture, les mêmes voisins, amis, voire les mêmes membres de famille. Cette trahison collective ainsi que cette rupture de liens familiaux, amicaux, professionnels et de voisinage demeurent une énigme jusqu’à ce jour.
Vingt et un an après, quid des ingrédients qui ont conduit au génocide ? Est-il trop tôt pour s’interroger sur l’éradication des causes qui ont conduit au génocide au Rwanda telles que le refus de l’alternance politique, l’incitation à la haine ethnique, l’impunité, le cumul de tous les pouvoirs au sein de l’Exécutif, la croissance économique non partagée et l’affaiblissement de la société civile ? Qu’en est-il de la politique de la mémoire qui ne s’ouvre pas à toutes les victimes pour leur permettre de pleurer les leurs, de les enterrer en dignité et de réclamer justice ?
Quid de Ndi Umunyarwanda (Je suis Rwandais ou Esprit rwandais ou encore Rwandité), ce nouveau programme national exhortant solennellement les Hutu à demander pardon aux Tutsi pour le crime de génocide commis par leurs parents et proches Hutu ? Le génocide serait-il devenu « péché originel » pour les Hutu, en ce sens que le Président de la République exhorte les jeunes Hutu qui étaient mineurs d’âge au moment du génocide ou qui n’étaient tout simplement pas encore nés à demander pardon ? A la place de Ndi Umunyarwanda, faudrait-il organiser un dialogue inter-Rwandais hautement inclusif auquel prendraient part différentes catégories de la société rwandaise pour débattre de la question rwandaise sans tabou ?
L’une des deux parties relatives au massacre de Rwanda a été publiée le 07 avril 2014,
par Pacifique Kabalisa
Afrique réelle, avec l’aimable autorisation de l’auteur.
Sources juridiques internationales :
Article 7 du Statut de Rome de la Cour Pénale Internationale, 17 juillet 1998
Article 3 du Statut du Tribunal pénal international pour le Rwanda, 8 novembre 1994